Marc Riboud, pause à pose

 

Marc Riboud est connu pour se faufiler, lent et rapide, au gré des pas de deux qui l’écartent de l’événement brut, pour silencieusement entrouvrir le rideau de perles du monde et avant tout de « son » monde.
Sa timidité naturelle masquée d’un beau sourire lui permet de glisser le long des bords du temps, d’en saisir l’instant et, tranquillement, de s’en extraire pour ne pas s’appesantir dans la démonstration. Son esprit voyageur l’a poussé au fil du monde, de pays en pays jusqu’à en faire le tour.
Une qualification de reportage est associée à son œuvre mais aujourd’hui, où la lecture de ses photographies se fait non pas par les sujets qu’il a traités mais par le geste visuel qu’il a déposé, son regard pensif dessine sa tendresse critique.

Il y a deux photographies qui font conversation à part et dont l’intimité et le murmure enchantent. Deux nus, parenthèse suspendue dans la beauté de leur temps fixé.
L’un au Japon en 1958, corps allongé sur le dos, jambes pliées en éventail, pointes de pieds tendues vers le bas, bras relevé sous la tête qui disparait dans l’ombre. Le nu flotte littéralement au centre de ce que l’on identifie comme une vitrine. À bien y regarder ce qui pourrait apparaître comme un cadre de tableau est l’huisserie de la vitrine, nous sommes à la place de Marc, d’ailleurs son reflet s’enchâsse subtilement au cœur de l’image, sa tête prend place dans les bras du nu. Derrière la vitrine, deux chaises en fer blanc supportent des négligés d’un blanc irradiant, nonchalamment posés sur leur dossier. Elles établissent le deuxième plan après le cadre du châssis de verre où les réflexions de la rue se réverbèrent. Vient le nu suspendu, le troisième plan puis, au fond, confondu avec les façades miroitées de la rue, un portrait de femme les yeux fermés, cheveux flottant et visage penché en arrière. Comment ne pas attribuer ce visage au corps nu couché ? Riboud réalise un nu, déposé là, en attente du regard affuté qui le saisira. Cette image offerte remplit de joie son amour des femmes sans brusquer son quant-à-soi.

 

 

L’autre est à Prague en 1980, cette photographie sous un regard hâtif pourrait paraître un presque rien alors qu’elle n’est vraiment pas un je-ne-sais-quoi. Marc crée une mise en abîme du modèle ; lui, le photo-journaliste, sait bien que toute photographie est une mise en scène du réel. Il nous en fait la démonstration en emboîtant dans un cadre serré des ambiances et des temps complexes. Immédiatement, le corps nu d’une femme allongée face à nous, le regard dans ses états d’âmes, nous apparaît. Elle est reflétée par un miroir brisé qui diffracte le décor, détail qui parlera aux photographes, elle a en main le numéro de Photo poche de Henri Cartier-Bresson. De fait, cette femme est derrière nous qui la regardons, encore une fois Marc nous donne sa place, il nous implique en tant que regardeur. Ici être spectateur n’est pas si simple, nous sommes pris entre deux feux. Un chat se roule les quatre pattes en l’air devant un feu de bois, au bas à gauche de la photographie, il nous regarde et crée un étrange dialogue avec la pose de la jeune femme qui, elle même, est en écho avec une petite sculpture blanche dont le bras gauche est en alignement avec le sien. Le dos relié d’un livre posé tend une diagonale qui souligne et dirige le regard vers le visage mélancolique, « Les résonances de l’amour » en est le titre, tout un programme !

Marc Riboud dans ces deux photos encadre le nu, il le met à distance pour mieux le voir, pour le regarder. C’est une marque de sa retenue, très vite il a compris que pour transcrire son émotion et son monde il faut en trouver la mesure et la sérénité, que tout est affaire de distance. Avec pudeur il expose son amour des femmes.
Ces deux photographies ont une présence silencieuse inouïe, leur charge d’émotion est un délicat feuilleté de culture qui, sans esbroufe, s’adresse aux sentiments.
Un émerveillement devant le beau qui apparaît sous le regard qui le crée, ce que Marc a poursuivi toute sa vie.

Jacques Damez

2024