Les visages de pierre me regardent mais les bonzes m’ignorent. Mes appareils en bandoulière dénoncent pourtant l’étranger, le barbare que je suis. En ces lieux livrés à l’abandon, où la solitude m’était familière, apparaît devant moi une vision surprenante : les moines par centaines, des pèlerins par milliers qui donnent pendant trois jours et trois nuits des voix au silence des ruines.

La beauté des visages, le profil des crânes rasés, les plis des robes s’insèrent dans le dessin et la patine de la pierre. Les sourires figés en haut des tours et l’élégante volupté des apsaras sont dans la pierre ; les gestes lents de dévotion ou d’aumône des pèlerins vivent devant mes yeux. Pierres-miroirs, rimes à la gloire d’une sérénité renaissante. Les plaisirs de l’œil sont à leur comble.

Elie Faure, René Grousset, Bernard Philippe Groslier (…) élevés dans la rigueur de notre culture judéo-chrétienne, ont partagé, à quelques années de distance, le même éblouissement devant la sensualité de la sculpture khmère, devant la plénitude et la rondeur de ces formes qui semblent animer un paradis d’avant le péché.

J’aime le romantisme de la forêt et des racines qui se répandent comme une marée impitoyable sur les temps écroulés. On a dit de Piranèse qu’il était l’architecte des ruines, du rêve et du fantastique. Il n’y a pas de meilleure définition de Tà Prohm et Tà Som semblables à des cathédrales englouties.

Il faut errer dans ce monde sous marin de lianes suspendues, de racines démentes aux formes de pieuvre et de serpent, plongé dans l’immense solitude du temps pour comprendre comment faillirent disparaître à jamais les trésors de toute une civilisation. (…)

L’épopée, pendant plus d’un siècle, des sauveteurs a été une œuvre presque aussi gigantesque. Une folie aussi nécessaire.

 

Marc Riboud