Dimanche 9 octobre 1983
Mon cher Marc,
J’aime beaucoup ton indicateur de chemin de fer*. Dans la collection piéton de Paris, c’est sûrement celui qui me touche le plus. Bien sûr les images se promènent harmonieusement entre équilibre graphique et émotion. Mais je ne suis pas distributeur de diplômes. Heureusement il me reste encore assez de pudeur et de sens du ridicule pour ne pas bénir ou excommunier.
Enfin je peux dire quand même que ton choix, les gares comme tous les endroits où les êtres ont souffert me paraissent anoblis par les déchirements passés.
Pourquoi les souvenirs des séparations m’ont-ils davantage marqué que ceux des retrouvailles heureuses ? Peut-être parce que ma stupéfaction devant le drame, comme d’être affublé d’un vêtement trop grand, n’est pas totalement évaporée. Vois-tu en 1939, ma gare de l’Est n’était que celle de Reuilly, je n’ai même pas eu droit au classicisme, mon chagrin devait se contenter d’un décor médiocre.
Tes images viennent donc remuer les miennes un peu passées. Au lieu d’acheter des kilomètres à un guichet tu offres un peu de ton temps de vie, c’est beaucoup plus émouvant de faire le chrono pélican*.
Est-ce toi qui a choisi Jacques Réda ? Curieusement il y a une phrase de lui qui grelotte dans ma tête c’est : « l’escalier où s’était embusquée la nuit. » Ce n’est pas autre chose qu’un vers, je ne sais plus à quoi raccrocher cette brochette de mots, c’est beau, je trouve.
Son texte dans ton bouquin est superbe. Tu as eu, si le choix de l’écrivain vient de toi, la main heureuse.
Salut, Marc, le temps nous guette, il faut ouvrir l’œil.
Amitiés,
Robert Doisneau
*Doisneau pense aux bottins puis aux dépliants édités par la SNCF pour indiquer les horaires des trains. Marc Riboud venait de lui envoyer son livre Gares et trains (texte de Jacques Réda, ACE Editeur, 1983) avec cette dédicace :
*Son « chrono pélican » fait allusion aux vers d’Alfred de Musset (La nuit de mai, 1835) :
Lorsque le pélican lassé d’un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux (…)