Ce livre est un livre d’images. Je suis photographe, je ne suis pas sinologue. En Chine j’ai beaucoup marché, beaucoup regardé, beaucoup photographié. J’ai bu aussi beaucoup de thé en écoutant les longs exposés toujours conformes à la ligne officielle du jour. J’ai lu les livres, entendu les récits des voyageurs, partagé les enthousiasmes, les déceptions, les interrogations. Faut-il ajouter encore des mots à tous ceux qui ont été écrits par plus compétents que moi?Connaître les pensées et les sentiments des Chinois est si difficile que je laisse à d’autres l’art délicat de l’analyse et du commentaire. La meilleure manière de découvrir la Chine n’est-elle pas de la regarder ? L’observation assidue du détail et de l’instant peut, ici encore plus qu’ailleurs, aider à connaître et à comprendre. Dans ce pays si longtemps fermé, hier encore replié sur lui-même, les immenses transformations se déroulaient presque toujours à l’abri des regards étrangers. Aujourd’hui les portes s’ouvrent, les visiteurs s’y succèdent nombreux. Après la première impression d’uniformité, de pauvreté omniprésente, ils y découvrent une mosaïque d’images où le passé et le présent, l’emprise du Parti et les habitudes séculaires se juxtaposent, se superposent, se contredisent. C’est pourquoi dans ce livre, les photographies d’époques successives ont été rassemblées sans ordre chronologique ou géographique : j’ai préféré qu’elles s’opposent, se répondent, s’associent, reflétant ainsi la Chine d’aujourd’hui. Telles des images-témoins, des aide-mémoire pour essayer de mieux comprendre le présent. Mieux le comprendre plutôt que le juger. Partout j’ai vu, j’ai aimé, la beauté des visages, la patine des outils, l’immensité et l’étrangeté des paysages et partout une certaine dignité qui, pour presque tout un peuple, a remplacé l’humiliation.

En 1957, à peine sorti de la gare de Pékin, ma première photo fut un pousse-pousse éventré flanqué d’une ombrelle dérisoire. C’est l’image du dénuement extrême de la Chine d’avant la Révolution.

En 1965, au fond des campagnes, j’ai vu les étudiants par milliers manier maladroitement pelles et pioches. Il fallait leur faire perdre à tout prix l’orgueil de l’intellectuel et les tentations de la ville.

En 1980, la dernière photographie que j’emporte de Chine : au cœur de la Cité Interdite, les Chinois ne se font plus photographier devant le portrait de Mao mais devant ou dans une voiture, symbole de l’idéal de consommation. Cette image, quel tournant surprenant ! Le Chinois façonné pendant des années, bon gré mal gré, par la religion de l’austérité et de l’égalitarisme aurait-il aujourd’hui les mêmes rêves que son cousin de Hong Kong ? Peut-être, mais que va-t-il se passer demain ? Aujourd’hui le rêve lui est permis, mais sa réalisation reste encore une utopie pour l’immense majorité d’un milliard de Chinois.

 

Marc Riboud