(…) C’était le 21 octobre 1967, à Washington. Un soleil indien illuminait une marche immense et joyeuse pour protester contre la guerre au Vietnam. Il y avait des étudiants radicaux, des militants des droits civiques, des partisans du Black Power, des libéraux issus des classes moyennes, des hippies et des employés fédéraux. Il y avait du théâtre, des concerts, des séances de méditation bouddhiste, et puis des chants, des rires, des embrassades ; des brassées de fleurs à remettre aux soldats ; et des effluves de marijuana.
Et il y avait Jan Rose, rebelle, idéaliste, ardente. Persuadée, à seize ans, de pouvoir changer l’ordre du monde. Et faire la différence.
Alors que la foule se rapproche dangereusement des bâtiments du Pentagone, fief et symbole de l’armée la plus puissante du monde, défendu par des centaines de soldats casqués, baïonnettes au poing, Jan Rose s’est avancée jusqu’à toucher les sabres. Elle souhaite parler aux jeunes militaires, les raisonner, les ébranler peut-être, croiser au moins leurs regards. « Vous réalisez ce que vous faites ? Vous acceptez ce job ignoble ? Vous trouvez bien de répandre le sang ? » Ils évitent son regard, elle est scandalisée. Alors elle les provoque, se rapproche encore, écarte les bras et leur offre sa poitrine, l’air de dire : allez-y, embrochez moi ! Elle devient théâtrale ; oui, elle a le sens du spectacle. Et puis soudain, elle brandit une fleur, la porte à son visage comme un objet vulnérable et sacré. Marc Riboud saisit fiévreusement la scène. Mais il n’a plus de pellicule. Jan Rose avec son chrysanthème est sa dernière photo.

Elle fera le tour du monde. Elle incarnera la non-violence et le visage très doux de la jeunesse d’Amérique. Elle inspirera les pacifistes du monde entier. Elle n’aura plus de date, son héroïne, ni âge ni nom. Jusqu’à ce qu’ils se retrouvent, trente ans plus tard, lui, le photographe humaniste dont les cheveux ont blanchi ; elle, l’ex-hippy un peu douloureuse, un peu cabossée, et devenue maman. Elle lui tombe dans les bras. Elle est si fière d’avoir mené un jour un tel combat. Alors quand elle se mobilise à nouveau, en février 2003, pour manifester à Londres contre la guerre en Irak, elle l’appelle du Danemark où la vie l’a posée. Et ils se retrouvent près de Trafalgar Square. Elle défile sous l’immense poster de la jeune fille de 1967. La rime est décidément parfaite. (…)

 

Annick Cojean